Olivier Douville est psychologue, écrivain, clinicien et psychanalyste français. Il est également maître de conférences hors classe des Universités, ayant enseigné à l’Université Paris Ouest Nanterre – La Défense, à Rennes 2 et à l’Université de Paris où il a dirigé des thèses. Il intervient également à la Fondation des Sciences Politiques et dirige la Revue Psychologie Clinique. Lauréat de l’American College of Psychoanalystsen 2014, il est chevalier de la Légion d’honneur depuis 2016.
Après avoir passé une partie de sa vie en Afrique à travailler auprès de ceux que l’on nomme les “enfants-sorciers”, il est notamment reconnu pour ses travaux écrits sur le sujet, principalement grâce à l’ouvrage : Guerres et Traumas, qu’il a dirigé paru en 2016 aux éditions Dunod et par de nombreuses conférences aux Etats-Unis, Brésil, Taiwan et Mali.
Dans le cadre de la journée internationale des enfants soldats, et pour faire suite à notre podcast : « quelle situation pour les enfants-soldats d’hier, d’aujourd’hui et de demain ? » où nous avons reçu le témoignage de Junior Nzita Nsuami, ex enfant-soldat, nous avons la chance de pouvoir recueillir les impressions écrites de Monsieur Douville.
À ses côtés, nous nous interrogeons sur les conséquences psychologiques engendrées sur ces enfants et leur futur. Comment vit-on avec de tels traumatismes ?
- Qu’est-ce qui vous a poussé à partir en Afrique pour rencontrer ces “enfants-sorciers” ?
Mon histoire avec le continent africain est assez ancienne maintenant car c’est là que j’ai accompli mon stage qualifiant de psychologue clinicien à Dakar et ait reçu mes premiers patients, tous sénégalais. J’ai ensuite, toujours à Dakar, lors d’un colloque consacré à la mémoire de l’esclavage et de la traite négrière été à l’origine avec quelques collègues dont Jean-Mats Massault et le regretté Hugues Liborel-Pochot de la revue Les Cahiers des Anneaux de la Mémoire qui bénéficie du soutien de l’Unesco. Aussi lorsqu’en été 2000 Xavier Emmanuelli me missionna pour monter le Samusocial Mali, à Bamako, ai-je de suite accepté avec entrain et ferveur. J’allais à la rencontre des enfants errants, et j’ai rencontré quelques jeunes rescapés des guerres du Liberia et de la Sierra Léone. J’intervins plus tard à Ponte Noire, au Congo, et suis également en lien avec les pédopsychiatres de Kinshasa dont surtout mon ami Adelin N’ Situ.
NB : qu’est-ce que les enfants-sorciers ? “Les accusations d’« enfants-sorciers » portent sur des enfants ou jeunes adolescents, des deux sexes, parfois dès 3 ans, rarement au-delà de 14 ans. Elles concerneraient essentiellement des enfants de 4 et 7 ans…. Elles s’appuient sur des critères très vastes : enfant malade, énurétique, désobéissant, travaillant mal ou dormant trop mais aussi enfant sage ou pensif, doué, curieux… bref, tout enfant peut être soupçonné dès lors que son comportement paraît énigmatique et menaçant aux adultes qui l’entourent.”
extrait de son article Les « enfants-sorciers » ou les rejetons de la guerre en Afrique Équatoriale. Un défi pour l’anthropologie psychanalytiqueVirginie Degorge, Olivier Douville Dans Figures de la psychanalyse 2012/2 (n° 24)
- Vous y avez rencontré nombre d’enfants soldats lorsque vous étiez sur le continent africain, qui ont vécu des histoires similaires à celle de Junior Nzita Nsuami, quelle est l’histoire qui vous a le plus marqué ?
Oui, il y a des similarités évidentes, d’autant que les jeunes errants réputés sorciers ont souvent recours aux mêmes structures de narration dans lesquelles il entre parfois une part de fiction. Plus que de parler d’une histoire extraordinaire, elles le sont toutes à dire vrai, je préfère présenter une typologie sommaire de ces enfants soldats devenus pour certains d’entre eux des sorciers.
Il y a d’abord le facteur du rejet familial, surtout lorsque le noyau conjugal parental a été tué, parfois sous les yeux du jeune, et que nul, dans la famille dite « élargie », ne se soucie d’apporter assistance et accueil aux orphelins. Mais il faut aussi comprendre que les procédures d’endoctrinement et d’entrainement à la guerre des futurs enfants soldats sont d’une radicale cruauté et renversent les tabous anthropologiques des cultures ancestrales. Un jeune devra faire ses preuves en tuant un proche ou un voisin ; des incitations au cannibalisme ne sont pas si rares. Bref, un enfant entraîné à la guerre est réputé avoir renversé tout ce qui dans l’initiation rituelle fait de lui un humain. Deshumanisé de la sorte il peut être perçu comme sorcier, d’autant que le fait qu’il ait survécu aux combats et aux multiples accrochages mortels le rend suspect. Serait-il investi d’un pouvoir sorcier pour ne pas avoir tué ? Lui aussi peut le croire.
- Quelles approches avez-vous mis en place pour créer de l’échange avec ces enfants, à la fois victimes et soldats-bourreaux ? Quels mots utilisiez-vous pour créer un premier contact ?
Il faut d’abord construire une équipe qui tresse trois sortes de compétences : médicales, éducatives et psychologiques. Sinon cela ne sert de rien d’aller sur le terrain fut-ce en portant en bandoulière les meilleurs intentions du monde. Ce nouage des trois approches a été à la base du Samu social Mali et cette construction a été acceptée et améliorée par Xavier Emmanuelli. Ainsi plusieurs modes d’abord d’un jeune peuvent être mis en œuvre. Les premiers mots sont toujours centré sur l’état actuel du jeune aussi bien sur le plan physique que psychique. Ils accompagnent souvent un soin infirmier lié aux maladies ambiantes et parfois aux plaies mal cicatrisées et à risque d’infections graves. C’est par la suite qu’on abordera l’ambiance dans laquelle les jeunes se sont trouvés au moment des enrôlements et des combats, ensuite viendra une reconstruction narrative permettant une mise en récit. Mais à ce moment-là il faut savoir prendre la mesure de ce qu’a de menaçant la puissance du souvenir, l’évidence que les violences par eux subis ou par eux exercés avaient bien eut lieu. Ce moment est délicat, car des réactions traumatiques peuvent survenir que nous avons toutefois les moyens de bien traiter, éventuellement par des médications et essentiellement par la parole. Je développe tout cela dans mon livre « Guerres et Traumas » paru chez l’éditeur DUNOD, où vous pourrez lire des extraits d’entretiens.
- Comment pourriez-vous nous décrire les conséquences principales engendrées sur l’enfant et sur son développement (de manière très générale) ?
Trois traits cliniques principaux :
- Ce que j’ai nommé la suradaptation paradoxale, une attitude psychique et sociale faite de fausse aisance et d’hyper-normalité de façade mais dans un territoire que le jeune occupe comme un tyran et qui est fort limité. Au-delà de ce territoire, il s’effondre (et ce territoire peut se limiter à quelques petites centaines de mètres carrés)
- Des troubles du sommeil et de l’alimentation très sévères avec de farouches appétences pour les substances psychotropes de la famille, des amphétamines ce qui induit de graves perturbations dans les repérages du sujet dans le temps et dans l’espace
- Une méfiance généralisée doublée de ce sentiment que si on vient vers eux ce sera pour se jouer d’eux, leur mentir ou les maltraiter
- Pourquoi employer le terme d’errance pour désigner la situation dans laquelle se trouve ces enfants, victimes collatérales de ces conflits ?
Ce terme s’impose pour désigner qui est sans lieu et sans point d’accueil.
- De manière assez brève, comment définiriez-vous le rapport qu’ils entretiennent avec eux-mêmes, à leur identité et à leur corps ? Quelle relation entretiennent-ils avec leur famille et autrui en général ?
Je vais me répéter, mais ils ont peu soin de leur corps réel et a contrario peuvent prendre soin de leur image, de leur vêture et de leur posture. Ils sont comme des nourrissons encloisonnés dans des corps d’anciens combattants. L’usage des drogues coupent chez eux les sensations vitales de faim et de fatigues, à quoi s’ajoute la peur de s’endormir et de se retrouver alors sans défense.
- Que représentent la violence et la mort pour eux ? Quelle perception ont-ils des notions de biens et de mal, ou encore de la liberté?
Le travail de parole et de soin se faisant peu à peu, ils développent une conception moins mécanique et moins irréelle de leur vie violente de naguère. Souvent alors les thèmes de fantômes hantent leurs cauchemars. Les notions de bien et de mal n’avaient pas grand sens pour eux et ne servaient en rien de repérage. Ne cherchons pas en eux des soldats rompus à une tradition chevaleresque ou héroïque des combats. Souvent obéissent-ils à un impératif aussi vague que furieux de venger leurs ancêtres, de se suridentifier à leurs ethnies, mais il faut dire que leur connaissance anthropologique de leurs appartenances identitaires est souvent ténue, sinon inexistante. Au nom revendiqué d’une ethnie, dont ils ne savent rien ou presque, ils vivent dans un monde où toutes les frontières sont diluées, celles entre le bien et le mal, le familier et l’étranger, le mort ou le vivant. Combien parmi eux m’ont ainsi confié que se sentant invulnérables ils ne savaient plus s’ils étaient mortels ou immortels, s’ils étaient des vivants surpuissants ou des zombies immortels et indestructibles.
- Suite à cela, comment peuvent-ils se reconstruire, se réintégrer dans une société ? Quel avenir leur est-il dévolu ?
Il faut déjà réparer les quartiers meurtris par les guerres civiles, ces atroces guerres de « tous contre tous » comme l’écrivait Hobbes, jadis. Il faut restaurer du communautaire, du convivial comme on le dit. Dans les villes comme Kinshasa ou Pointe Noire, chaque maison chaque famille avait peur de chaque autre maison et de chaque autre famille. Dans un tel climat humain, en raison d’une telle ruine du lien social, dans ce climat constant de persécution résiduelle et de méfiance opiniâtre, les enfants ne peuvent s’insérer. Donc il appartient aux services sociaux de retisser les liens de proximités entre gens d’un même quartier. Une fois le climat humain apaisé, et qu’un peu d’ambiance d’accueil et de réassurance prend place et a droit de cité, alors ces jeunes peuvent à nouveau être perçus comme des habitants d’un espace commun, ils ne distillent plus autour d’eux une peur du « surnaturel ». Autrement la solution pour ces mineurs ou jeunes adultes qui ont été sous la guerre ce sera l’errance et la piètre suradaptation dans des non lieux, dans les interstices anonymes des cités ou les no man’s land.
- Les enfants-soldats d’hier sont-ils les mêmes que ceux d’aujourd’hui ?
Il y a eu des enfants et des mineurs sous la guerre dans les dernières années de l’Allemagne hitlériennes, dans les guerres d’Amérique du Sud. L’Afrique n’a certes pas le monopole des enfants soldats, mais c’est sur son sol que la conversion de l’enfant soldat en enfant sorcier s’opère.
- Vous avez travaillé sur les enfants et adolescents en proie aux guerres en Afrique, mais également sur les enfants-soldats de l’État Islamique, peut-on dire que les pratiques d’enrôlement et d’endoctrinement des enfants-soldats sont toujours similaires ?
En ce qui concerne les techniques non. L’outil informatique est très utilisé dans les recrutements de l’Etat islamique qui inflige à des jeunes gens des visualisations de scènes atroces et traumatiques. Contrairement à ce que je lis ou entends de trop affirmé ces scènes ne séduisent pas, elles fascinent, traumatisent et horrifient, et les jeunes sont comme des papillons attirés par la lumière mortifère d’un phare d’automobile devant ces vidéos. Le travail du recruteur est alors de leur dire que oui cela est terrible mais que ça a du sens, qui sera toujours de venger l‘humiliation. J’insiste : ce n’est pas la vidéo qui séduit, mais la parole du recruteur qui cicatrise le trauma induit par la vidéo en injectant un idéal, en rationalisant l’effroi de la façon la plus efficacement morbide qui soit en effaçant chez le jeune le sens de l’auto-conservation par l’injection du boniment de l’héroïsme.
Le recrutement des enfants pour la guerre en Afrique est, si vous me le permettez d’ainsi l’écrire, moins machiavélique. Ils sont souvent raptés ou déjà errants. Mais ce sera toujours la même recette de décervelage et de promesse d’un bonheur et d’un sens ultime après les combats. De richesse encore. Les jeunes guerriers qui accompagnaient fièrement Kabyla lors de son entrée en force à Kinshasa, étaient étoilés de poussière d’argent et agitaient de la main quelques dollars. Cela faisait d’eux des sujets modernes, auto-entrepreneurs de la guerre, débarrassés des dettes coutumières et des obligations que les initiations transmises de génération en génération et leurs artifices ancestraux imposent. Le paradoxe étant que s’ils combattaient pour venger l’ancêtre et le recrutement, et les modes de combat et les turpides triomphes de victoire – comme ce fut le cas à Kinshasa – accomplissaient une rupture totale avec l’ancestralité symbolique porteuse de dettes et d’obligations coutumières et, en conséquence, allergiques à la promotion du héros solitaire et inendetté.
Entretien réalisé par Astrid Bruyer-Pétrizelli.
Cet article n’engage que ses auteur.rice.s.
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